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Par Joseph Stiglitz | 13/03 | 06:00
Par Joseph Stiglitz | 13/03 | 06:00
Les innovations sont partout autour de nous, mais leur contribution à la productivité ne se reflète ni dans les statistiques du PIB ni dans le bien-être global des populations. Comment expliquer ce paradoxe ?
Il règne partout dans le monde un enthousiasme considérable autour du vivier d'innovations technologiques que symbolise la Silicon Valley. L'ingéniosité de l'Amérique constitue à cet égard un véritable avantage comparatif, que tant d'autres pays s'efforcent d'imiter. Aspect cependant énigmatique, notons combien il est difficile de déceler les bienfaits de cette innovation au sein des statistiques du PIB.
Nous assistons actuellement à un phénomène analogue aux évolutions opérées il y a quelques dizaines d'années, au début de l'ère de l'ordinateur personnel. Déjà, en 1987, l'économiste Robert Solow - récompensé par un prix Nobel en reconnaissance de ses travaux pionniers sur la croissance - regrettait que « l'ère informatique se retrouve partout, sauf dans les statistiques de la productivité ». Ce constat peut s'expliquer de plusieurs manières.
Peut-être le PIB n'est-il pas en mesure de véritablement capter les améliorations de niveau de vie qu'engendrent les innovations de l'ère informatique. Ou peut-être l'innovation en la matière s'avère-t-elle moins significative que semblent le croire les adeptes de cet univers. Une certaine vérité réside en fin de compte dans chacune de ces hypothèses.
Songez combien, il y a quelques années, à la veille de l'effondrement de Lehman Brothers, le secteur financier vantait sa propre capacité d'innovation. Mais, à y regarder de plus près, il est apparu de plus en plus clair que cette démarche d'innovation consistait principalement à élaborer les stratagèmes les plus frauduleux, à manipuler les marchés sans se faire prendre (du moins pendant un certain temps), ainsi qu'à exploiter le pouvoir du marché.
Au cours de cette période, chaque fois qu'un certain nombre de ressources s'orientaient vers ce secteur « innovant, » la croissance du PIB se révélait nettement inférieure au rythme passé. Même au cours des périodes les plus favorables, cette tendance n'a engendré aucune amélioration du niveau de vie (à l'exception de celui des banquiers), menant en fin de compte à une crise dont nous commençons à peine à nous remettre. Ainsi la contribution sociale nette de toute cette « innovation » s'est-elle avérée négative.
De la même manière, la bulle Internet qui précéda cette période fut caractérisée par l'innovation - nombre de sites en ligne permettant ainsi aux consommateurs de passer commande de produits allant de la nourriture pour chien aux sodas. Cet épisode eut au moins ceci de positif qu'il laissa en héritage un certain nombre de moteurs de recherche efficaces et autres infrastructures à fibre optique. Il n'en demeure pas moins complexe d'évaluer la manière dont les économies de temps permises par l'e-commerce, ou encore les économies de coûts susceptibles de résulter d'une meilleure concurrence influent sur notre niveau de vie.
Deux aspects se dégagent clairement. Tout d'abord, la rentabilité d'une innovation ne constitue pas nécessairement un bon outil de mesure de sa contribution nette à notre niveau de vie. Au sein de notre économie actuelle, dans laquelle le gagnant rafle l'ensemble de la mise, il est possible pour l'innovateur ayant développé le meilleur site Web d'achat et de livraison d'aliments pour chiens d'attirer la totalité des consommateurs de la planète. Mais, en l'absence d'un tel service, la majeure partie de ces profits serait tombée dans la poche de concurrents. Ainsi est-il possible que la contribution nette de ce site Web à la croissance économique s'avère en réalité relativement réduite.
Par ailleurs, lorsqu'une innovation aboutit à créer du chômage, à l'image des distributeurs automatiques de billets dans le secteur bancaire, aucune composante du coût social engendré - ni de la souffrance de ceux qui se retrouvent mis à pied, ou encore du coût fiscal accru associé au versement de leurs prestations chômage - ne se reflète dans la profitabilité des entreprises concernées. Notre méthode de calcul du PIB ne retranscrit nullement le coût associé à cette insécurité croissante que peuvent ressentir les individus autour d'un risque de perte d'emploi accru. Lorsque « innovation » était simplement synonyme de réduction des coûts de production d'une automobile, il était relativement facile d'évaluer la valeur d'une innovation. En revanche, lorsque l'innovation porte sur la « qualité » de cette automobile, la tâche devient beaucoup plus difficile. Cela se manifeste de manière encore plus évidente dans d'autres domaines : comment évaluer précisément le fait que, grâce aux progrès de la médecine, la chirurgie cardiaque ait plus de chances de réussir aujourd'hui qu'autrefois ?
Et, pourtant, nul ne peut s'empêcher de penser que, au bout du compte, la contribution des dernières innovations technologiques à la progression du niveau de vie à long terme pourrait bien s'avérer considérablement moindre que l'affirment les plus enthousiastes. D'importants efforts intellectuels se sont axés sur l'élaboration de meilleures méthodes d'optimisation des campagnes publicitaires et autres budgets marketing. Or notre qualité de vie se serait sans doute encore davantage élevée si tout ce talent novateur s'était concentré sur des recherches plus fondamentales.
Certes, le fait d'être plus connectés les uns aux autres, au travers de Facebook ou de Twitter, revêt une certaine valeur. Mais comment comparer de telles innovations à des avancées comme le laser, le transistor, la machine de Turing, ou encore la cartographie du génome humain, dont chacune a conduit à la création d'une multitude de produits révolutionnaires ?
Nous pouvons toutefois demeurer rassurés. Bien que nous ne connaissions pas la pleine mesure dans laquelle les récentes innovations technologiques contribuent à notre bien-être, nous savons au moins que, contrairement à la vague d'innovations financières ayant précédé la crise économique mondiale, elles revêtent un effet positif.
Joseph E. Stiglitz, est prix Nobel d'économie et professeur à l'université Columbia à New York.
Joseph E. Stiglitz
Cet article est publié en collaboration avec Project Syndicate 2014
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