mardi 19 juillet 2011

Comment des entreprises françaises fabriquent et vendent de faux avis sur le Net

19/07/2011 | 09H27
Crédits photo: Testntrust/www.testntrust.com

Serveurs basés en Europe alimentés de Madagascar, connexions au site Tripadvisor avec une clé 3G ou depuis un cybercafé pour brouiller l'identification de l'ordinateur utilisé… Tous les moyens sont bons pour ces sociétés étrangères et françaises qui alimentent en faux avis les sites Internet de leurs clients. Une stratégie de com' illégale, discrète et très rentable.

"Aucune traçabilité possible", "Aucun risque encouru,…". C'est écrit noir sur blanc sur notre devis, les 250 commentaires sont facturés 3 750 euros hors taxes. Pour avoir cette estimation d'une agence parisienne d'e-reputation ayant pignon sur les Champs Elysées, nous ne sommes évidemment pas passés par le service com.

Comme des clients potentiels, il a suffit de contacter - sous un faux nom - une dizaine d'agences d'e-reputation, en décrivant notre futur site de réservation d'hôtels, grossièrement appelé "Voyage 2.0". Censé être en ligne dans 15 jours, nos partenaires imaginaires - environ 50 hôtels - désirent, pour notre lancement, des commentaires positifs de faux clients sur notre futur site et sur Tripadvisor. En deux jours, la pêche est bonne. La moitié des agences contactées (françaises et étrangères) accepte le deal, l'autre moitié ne répond pas ou décline, parfois en nous sermonnant.

Selon une étude Nielsen datant de 2009, 70% des internautes font confiance aux avis d'autres consommateurs avant d'acheter un produit. Des entreprises de communication, la plupart spécialisées en e-reputation (ou réputation numérique), ont bien compris le potentiel d'un tel marché.

Ces sociétés françaises ou étrangères proposent de rédiger des "vrais faux commentaires" sur mesure, c'est-à-dire positifs ou négatifs, tout en sachant qu'il s'agit d'un contournement de la loi, ou plutôt du code de la consommation qui désigne "une pratique commerciale (comme) trompeuse (…) lorsqu'elle n'indique pas sa véritable intention commerciale", tout comme le fait "de se présenter faussement comme un consommateur", précise une directive européenne de 2005.

25 000 commentaires sur 3 mois

Pour ne pas se faire repérer et ne pas être "traçable", chaque prestataire en lice possède sa technique. L'agence parisienne explique qu'elle a coutume de détacher l'un de ses salariés dans un cyber café une heure par jour afin, "qu'au cas ou", l'adresse Internet de l'agence n'apparaisse pas. L'agence marseillaise, elle, a plus simple. En utilisant une clé 3G depuis ses bureaux, l'identification numérique du faux consommateur change à chaque connexion-déconnexion au site visé. Comme le temps c'est de l'argent, elle précise, qu'avant de facturer, elle doit prendre connaissance du temps d'inscription de chaque nouveau "faux utilisateur" à notre site (390 euros HT, pour une première journée test).

Autre solution, moins chère et plus "industrielle". Toujours sur devis, une entreprise basée à Madagascar propose - pour 550 euros par mois - de nous détacher à temps plein l'un de ses 75 employés. Il passerait son temps à infiltrer les forums et poster des commentaires (25 000 distillés sur trois mois dans un premier temps) en passant par des serveurs "proxys" - ou intermédiaires - situés en Europe et aux Etat-Unis. Dans d'autres pays francophones comme le Luxembourg, la Belgique et le Maroc, d'autres agences ont aussi répondu favorablement à notre "appel d'offres".

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Imaginer des noms différents de Pierre Martin

Au téléphone, le directeur loquace de l'agence marseillaise explique que pour poster des faux avis sur Tripadvisor, ça coûte plus cher car il faut créer à chaque fois "une adresse gmail crédible". "Pas toujours facile, ironise-t-il, d'imaginer des noms différents de Pierre Martin".

"On peut vite se faire allumer, il faut y aller très tranquillement, très pépère. Faut surtout pas en mettre beaucoup au départ. Les concurrents identifient ça tout de suite. Si on a un truc style auberge de jeunesse on va mettre un truc jeune avec de jolies fautes d'orthographes. Un de mes clients qui, lui, est un prestataire de voyages de luxe, ne peut pas se permettre un seul commentaire négatif."

"globtrotter", "j'aimevoyager75" ou "adonispicard"

L'agence parisienne, accepte de montrer son savoir-faire en nous donnant le lien vers des faux commentaires postés sur Tripadvisor, site dont les habitués se fient souvent à l'ancienneté du profil des commentateurs pour jauger de leur crédibilité. Les faux utilisateurs s'appellent "globtrotter", "j'aimevoyager75" ou "adonispicard". Tantôt l'hôtel est qualifié de "fantastique" ou de "l'archétype de l'hospitalité martiniquaise", tantôt on tempère faussement pour ne pas éveiller les soupçons du webmaster : "parfois j'aurais aimé plus de prises de courant dans les chambres. Mais c'est vrai, que j'ai emmené tous mes appareils électriques lol."

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Autre cible, les forums. L'agence marseillaise travaille pour un client qui vend des marques de chaussures exclusivement pour les très petits et très grands pieds. Sur un forum d'aufeminin.com, la fausse consommatrice "carole3197" dit avoir trouvé un site "pas mal" (celui du client), dont elle donne le lien, avant d'ajouter : "C'est pas parce qu'on chausse du 43 qu'on doit se contenter de chaussures de mamies ! Non Mais !!".

Demandée depuis longtemps par certains professionnels, une enquête est actuellement menée par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) afin de sanctionner le plus rapidement possible ces "pratiques déviantes", dixit l'institution. La DGCCRF précise aux Inrocks que la principale difficulté est d'obtenir la liste des clients "aussi fautifs" de ces entreprises.

Maitre Anthony Bem, avocat spécialiste des nouvelles technologies, rappelle à propos des faux avis que ces "pratiques commerciales trompeuses sont punies d'un emprisonnement de deux ans et d'une amende de 37 500 euros au plus, cette amende est quintuplée lorsqu'il s'agit de personnes morales telles que des sociétés(…)"

"On ne peut qu'estimer à la louche"

Sous couvert d'anonymat, le directeur de l'une des plus grandes agence d'e-reputation française confie que, lors d'entretiens récents pour recruter un chef de projet en e-reputation, trois personnes - sur les neuf auditionnées - lui ont affirmé avoir été employées auparavant par de grosses entreprises de communication pour rédiger, toute la journée, de faux avis.

"Il y a trois ou quatre ans, cette pratique était beaucoup plus commune. Tout ce qui s'appelait "baronnage", "marketing influence" ou "infiltration de forums" pouvait se traduire par la fabrication de faux avis", explique-t-il.

La quantification du phénomène demeure très difficile. Ancien administrateur des sites lesarnaques.com et e-litiges.com, Nicolas Godefroy, désormais employé à l'UFC que choisir, affirme que personne n'a de chiffres. "On ne peut qu'estimer à la louche".

L'association française de normalisation (Afnor) s'est portée garante, depuis le mois de juin dernier, de la création d'un comité - composé de la DGCCRF et de professionnels du Net – qui sera chargé de définir une norme française sur les avis en ligne.

En attendant, les internautes qui douteraient désormais un peu plus de la fiabilité des avis peuvent toujours se raccrocher au conseil donné au XIXème siècle par Oscar Wilde : "Quand les gens sont de mon avis, j'ai toujours le sentiment de m'être trompé".

Geoffrey Le Guilcher


http://www.lesinrocks.com/actualite/actu-article/t/67878/date/2011-07-19/article/comment-des-entreprises-francaises-fabriquent-et-vendent-de-faux-avis-sur-le-net/

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